Rubrique de la littérature IndeProfesseur émérite et médecin endocrinologue pour la Mayo Health System aux Etats-Unis, James A Levine, est un jour mandaté par l'Unicef pour faire un rapport sur le travail des enfants dans les pays en développement. Interpellé par ce qu'il découvre en Inde sur leur prostitution, il s'inspire de sa vision d'une adolescente écrivant dans un cahier bleu, pour nous livrer un premier roman qui rompt radicalement avec ses nombreux ouvrages sur la perte de poids et la vie en grande forme...

Le Cahier bleu de James A LevineLe Cahier bleu, édité par Buchet Chastel, est un nouveau roman qui reste dans la lignée éditoriale d'une collection qui se démène pour nous faire partager ce que l'Inde à de plus sordide. Depuis le très surprenant Tigre Blanc l'éditeur se complaît dans une course au misérabilisme qui exploite tous les ressorts littéraires pour susciter une émotion bien loin de celle, subtile, que nous avait procuré Loin de Chandigarh.

Pourtant, tous les ingrédients du succès de chaumière sont là : La petite fille vendue à 9 ans par un papa qu'elle adore dans un sordide lupanar de Cage Street (Common Street dans l'ouvrage) à Mumbai pour et la pénible traversée d'un monde ignoble où, anonymes, policiers et notables se servent de ces jeunes corps comme d'un produit de consommation courante. Les descriptions sont peu nombreuses mais suffisamment claires pour que l'on entrevoit toute l'horreur de la prostitution des enfants en Inde.

Le roman est donc l'histoire de Batuk, une enfant du Madhya Pradesh, l'un des états les plus pauvres de l'Inde, qui, après avoir appris à lire et à écrire, en un temps record, au détour d'un séjour à l'hôpital, retranscrit a posteriori, ses mésaventures dans ce fameux cahier bleu qu'elle réussit à conserver, malgré un contexte peu propice à l'encouragement des talents littéraires. On y côtoie l'"Inde infâme" matérialisée, entre autre, par un orphelinat tenu par les Yazaks, une pègre sans pitié qui vole, viole, tue et castre avec une sauvagerie à peine imaginable. Bon public, je me suis laissé porter jusqu'à la fin et en c'est en mettant mon imagination en mode prolifique, que j'ai pu sublimer ce récit pour mieux en vivre, la tristesse et le dégoût qu'il m'a inspiré. Tristesse pour ces enfants que l'on brise sans merci pour de l'argent et du plaisir. Dégoût profond pour tous ceux qui y participent directement ou indirectement. Dégoût pour un monde qui glousse des jours durant sur des peccadilles de vedettes et laisse croupir ces âmes pures dans la plus sordide des fanges. Dégoût pour ceux dont l'égoïsme et la cupidité conduisent à cette exploitation indigne. Dégoût pour un système qui transforme les femmes en pondeuses et fait perdre tout sens commun aux pauvres, anémiés qu'ils sont par une misère qui les pousse à l'ignominie la plus absolue pour survivre.

Dégoût absolu et sans appel pour cette forme la plus abjecte de la cupidité humaine.

La prostitution en Inde

La prostitution en Inde est autorisée mais doit rester discrète et s'exercer à plus de 60m d'un bâtiment public. Le proxénetisme, le racollage actif, les maisons closes et la prostitution des mineurs sont interdits et réprimés par des peines pouvant aller jusquà la prison. Un rapport du Ministry of Women and Child Development fait état de 2.8 milion de travailleur du sexe dont 35% auraient démarré avant leur majorité. Le nombre de prostitués aurait doublé en 10 ans.

Les quartiers en Inde où se concentre la prostitution sont :

Kolkate : Sonagachi
Mumbai : Kamathipura (plus grande "zone rouge" de l'Asie).
New Delhi : G. B. Road
Gwalior: Reshampura
Varanasi : Dal Mandi
Pune : Budhwar Peth

Bref, et c'est peut-être ce que ce livre a de meilleur, est d'avoir su réveiller en moi, une réflexion riche et intense. Jouer du ressort dramatique avec le récit d'un enfant est indéniablement l'arme littéraire la plus efficace pour générer de l'émotion forte mais est-ce de cela dont le monde a besoin aujourd'hui ? La prostitution enfantine est probablement l'expression la plus terrifiante d'une société qui va mal, très mal. Il est le symptôme d'une civilisation qui ne se préoccupe que des effets et non des causes. Que les moteurs de tout ce qu'elle abhorre sont le produit de sa propre voracité. Exploitation, marchandisation, destruction des tissus sociaux, etc.

En conclusion, Le Cahier bleu est un livre qui pose problème et ce n'est jamais inutile. L'émotion qu'il peut susciter peut servir cette cause en mettant la lumière sur un sujet que les institutions indiennes préfèreraient probablement qu'on la garda dans l'obscurité. J'ai peur que la forme, autobiographique par procuration, et les outrances ne nuisent à la crédibilité d'une histoire qu'on pourrait imaginer comme dramatisée à outrance. Le rôle de l'orphelinat y est, pour moi très problématique car il laisse un doute dans l'esprit de tous ceux qui s'investissent dans ce genre d'institution. La sincérité de l'auteur pourtant ne laisse aucun doute : il la prouve en renonçant à ses droits sur l'ouvrage au profit de sa fondation Batuk (lien plus bas). C'est dont très certainement un ouvrage dicté par l'émotion d'un père qui, comme ce fut le cas pour moi, a ressenti très viscéralement l'horreur de la prostitution enfantine et a voulu la faire partager à tout prix. En ce sens c'est réussi mais c'est bien loin de suffire pour comprendre et soigner les racines de l'un des maux les plus considérables de l'histoire humaine.

Titre français : Le Cahier bleu
Titre original : The Bleu Notebook
Auteur : James A Levine
Traducteur (de l'américain) : Sylviane Lamoine
Éditeur : Buchet Chastel
Parution : 7 janvier 2010
Format : 223 pages - Broché
ISBN : 9782283021471
Prix public : 19€ (18.05€ à la librairie indeaparis.com)

Liens utiles
Les publications de James A Levine
The Batuk Foundation
La prostitution enfantine en Inde (07/97)
La prostitution en Inde (en anglais)
Born into Brothel
(Camera Kids) sur la vie des enfants de prostituées en Inde.